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États-Unis : une interprétation stricte du mot « enregistrement » de nom de domaine dans l’ACPA excluant de facto l’acte d’acquisition

Aux États-Unis, plus de vingt ans après l’adoption de l’Anti-cybersquatting Consumer Protection Act (ACPA), le débat sur la notion d’ « enregistrement » se trouve au coeur d’une bataille judiciaire opposant M. M. au gouvernement du Qatar pour la titularité du nom de domaine visitqatar.com.

En l’occurrence, la chronologie est cruciale. Le nom de domaine en question fut créé (ou initialement enregistré) par un tiers en 2004. Une requête sur Archive.org révèle une activité sporadique entre 2004 et 2014, voire inexistante à certaines périodes. Autrement dit, le site était « dormant » (v. T. M. v. Qatar National Tourism Council, No. 1:19-cv-03353-DDD-NRN, p. 1). Dans les années 2010, le gouvernement du Qatar a commencé à développer une présence sur les réseaux sociaux en s’appuyant sur le leitmotiv « Visit Qatar ». Cependant, les informations relatives au commencement de cette campagne de publicité fondée sur la marque « Visit Qatar » sont contradictoires. En effet, selon la décision UDRP D2019-1758, rendue le 1er novembre 2019, l’utilisation commerciale de l’expression « Visit Qatar » remonterait à mars 2012 (WIPO, D2019-1758, Qatar National Tourism Council v. T. M., November 1, 2019, <visitqatar.com>, Panelists Nick J. Gardner (pres.), Alistair Payne, Adam Taylor). En revanche, selon le jugement rendu le 1er avril 2021 par le juge Daniel Domenico, le Qatar n’aurait commencé à utiliser cette expression qu’en octobre 2015 (v. T. M. v. Qatar National Tourism Council, No. 1:19-cv-03353-DDD-NRN, p. 9). Le 29 janvier 2016, M. M. a acquis le nom de domaine seul (c’est-à-dire, sans le site Internet). Le 23 juillet 2019, le Qatar a initié une procédure UDRP à l’encontre de M. M. et a obtenu gain de cause devant une commission administrative composée de trois membres (WIPO, D2019-1758, Qatar National Tourism Council v. T. M., November 1, 2019, <visitqatar.com>, Panelists Nick J. Gardner (pres.), Alistair Payne, Adam Taylor : v. iptwins.com, 2019-11-26). Pour la commission, il ne fait aucun doute que les médias sociaux peuvent, au moins en théorie, établir des droits de marque non enregistrée (common law trademark). Au vu des éléments de preuve produits par le Qatar, la commission a considéré que « le terme “visitqatar” (par exemple, sur les médias sociaux) a été suffisamment utilisé pour en conclure qu’il a acquis un caractère distinctif au bénéfice du demandeur ». La commission est allée plus loin en précisant : « le terme “visitqatar” fonctionne comme une marque et fournit une indication de l’origine (en ce sens qu’il indiquera que la source probable d’information à laquelle il fait référence provient du plaignant, une source qatarie officielle) ». Finalement, la commission a ordonné le transfert du nom de domaine.

Insatisfait de cette décision, M. M. a introduit une procédure aux États-Unis afin d’obtenir, sur le fondement de l’ACPA, un jugement déclarant qu’il n’a commis aucun acte de cybersquatting. De son côté, le Qatar a émis une demande reconventionnelle en contrefaçon de marque. Le 1er avril 2021, le juge Daniel Domenico a rendu une décision favorable à M. M. (T. M. v. Qatar National Tourism Council, No. 1:19-cv-03353-DDD-NRN).

Les débats ont porté essentiellement sur l’interprétation qu’il convient de donner à l’expression « au moment de l’enregistrement » et au mot « enregistrement » tels qu’ils apparaissent dans l’ACPA et ce, afin de qualifier l’acte d’acquisition d’un nom de domaine à la lumière de l’article 15 U.S.C. § 1125(d)(1)(A) (ACPA) (law.cornell.edu). En d’autres termes, pour déterminer si l’on se trouve en présence d’un acte de cybersquatting, faut-il impérativement retenir la date de création du nom de domaine ? Alternativement, est-il possible, le cas échéant, de considérer la date d’acquisition ? D’une certaine manière, cela revient à s’interroger sur le point de savoir si l’acquisition d’un nom de domaine est assimilable à un nouvel enregistrement. L’enjeu est celui de l’antériorité. En effet, si l’on considère que la date de création du nom de domaine prévaut sur celle de l’acquisition, le titulaire du nom de domaine qui en a fait l’acquisition bénéficie d’une antériorité étendue. En l’espèce, cela reviendrait à juger que le nom de domaine <visitqatar.com> (créé en 2004), acquis par M. M. (en 2016) est antérieur à la marque « Visit Qatar » (2012 ou 2015) du gouvernement qatari. Au contraire, si l’on estime que la date de création doit être écartée au profit de la date d’acquisition, les droits du nouveau titulaire du nom de domaine ne sont opposables qu’à compter de la date d’acquisition. En l’espèce, cela signifierait que M. M. ne peut opposer aucune antériorité au gouvernement du Qatar.

Dans sa décision du 1er avril 2021, le juge a brièvement rappelé les hésitations de la jurisprudence américaine sur la question (T. M. v. Qatar National Tourism Council, No. 1:19-cv-03353-DDD-NRN, pp. 11-12). En bref, pour les juges du neuvième circuit, l’expression « au moment de l’enregistrement » renvoie exclusivement à l’enregistrement initial du nom de domaine, c’est-à-dire à sa création. À l’opposé, les juges du troisième circuit refusent de restreindre l’expression « au moment de l’enregistrement » ou le mot « enregistrement » à la seule date de création du nom de domaine :

« Nous pensons que le sens ordinaire du mot « enregistrement » ne se limite pas à « création » (…) Nous estimons que le mot « enregistrement » implique un nouveau contrat chez un bureau d’enregistrement différent et avec un autre titulaire ». (Schmidheiny v. Weber, 319 F.3d 581 (3d Cir. 2003)).

En l’espèce, le juge a livré une interprétation stricte du mot « enregistrement » de sorte que la seule date susceptible de concorder avec la date d’enregistrement est celle de la création du nom de domaine ou, pour reprendre les termes de la décision, la date de l’enregistrement initial. Autrement dit, peu importe que le nom de domaine ait, par la suite, été transféré à un tiers ; peu importe également qu’il ait été transféré avec le site ou qu’il ait été dissocié du site ; peu importe encore que le contrat d’enregistrement initial n’existe plus peu importe enfin que les parties au contrat d’enregistrement ne soient plus les mêmes. Quoiqu’il arrive, seule la date de création du nom de domaine devrait être prise en considération dans le cadre de l’ACPA, à l’exclusion de toute autre.

Une telle interprétation est regrettable, pour des motifs que nous avons déjà eu l’occasion d’exposer (iptwins.com, 2020-12-06). Il faut ajouter que ce point de vue contredit une jurisprudence extra-judiciaire construite avec rigueur par d’éminents experts. En effet, les tiers-décideurs n’excluent pas de leur raisonnement la date, nécessairement ultérieure, du transfert du nom de domaine :

« Le simple fait qu’un nom de domaine soit initialement créé par un titulaire autre que le défendeur avant que les droits de marque du plaignant ne s’accumulent ne signifie toutefois pas qu’un défendeur UDRP ne peut pas être considéré comme ayant enregistré le nom de domaine de mauvaise foi. Indépendamment de la date de création initiale, si un défendeur acquiert un nom de domaine après que les droits de marque du plaignant aient été acquis, la commission administrative examinera les circonstances à la date à laquelle le répondant UDRP lui-même a acquis le nom de domaine (WIPO Jurisprudential Overview 3.0, para. 3.8.1).

Au demeurant, les affaires dans lequel un nom de domaine a été acquis de mauvaise foi sont innombrables (WIPO, D2003-0256, Pfizer Inc. v. Sangwoo Cha, <viagra.net>, June 19, 2003, transfert ; WIPO, D2008-1828, Santhera Pharmaceuticals (Switzerland) Ltd. v. Catena Canada, <catena.com>, January 7, 2009, transfert ; OMPI, D2019-1541, Skyscanner Limited v. Colours Ltd, <sky-scanner.net>, September 5, 2019, transfert, pour n’en citer que quelques-unes). Certes, les principes régissant le règlement extrajudiciaire des noms de domaine contiennent explicitement le mot « acquisition » (articles 4.b.i) et 4.c.ii)), ce qui facilite le travail d’interprétation. Néanmoins, la cour avait ici l’occasion de donner à l’ACPA une interprétation en phase avec la jurisprudence extra-judiciaire tout en affirmant sa connaissance des mécanismes juridiques et économiques liés au cybersquatting. Malheureusement, la cour ne l’a pas saisie.

En l’occurrence, en refusant d’intégrer l’acquisition dans la notion d’enregistrement, la cour a conféré au titulaire du nom de domaine une antériorité artificielle qui se traduit par des droits indus. « Artificielle » car la cession concernait exclusivement le nom de domaine nu, dissocié de l’activité qui y était attachée. En effet, si le nom de domaine avait été cédé avec un site Internet démontrant une activité commerciale réelle, ininterrompue et menée de bonne foi depuis la date de création du nom de domaine, ou à tout le moins antérieurement à la marque « Visit Qatar », alors M. M. aurait pu invoquer des droits antérieurs opposables. Selon toutes vraisemblances, tel n’était pas le cas.

Enfin, on remarquera que le Qatar a opté pour une stratégie différente de celle de la France qui, s’agissant du nom de domaine France.com, avait brandi l’argument de l’immunité souveraine, avec succès (iptwins.com, 2021-04-28).